par Diego Ortiz » Sam Avr 05, 2008 12:17 pm
Cela fait déjà quelques jours que j'ai terminé la lecture de Jahrestage tome 4, en français donc, après avoir dû sauter comme je le disais un nombre inconnu de pages depuis le tome 1, que j'avais lu en traduction anglaise.
J'ai souffert. Le lecteur enthousiaste a dû se discipliner sérieusement pour aboutir. N'eussé-je promis de rendre compte ici... mais non, je fais d'habitude l'effort de finir les livres, par respect à la fois pour l'intégrité de la personne de l'auteur et la mienne, je veux dire, par respect pour mon premier enthousiasme. Et le plus souvent ce volontarisme me vaut la découverte d'une perle petite ou grande. Tel fut le cas ici, et je vais essayer de l'expliquer en peu de mots.
Le premier tome avait le ton d'une promesse, le souffle d'une charge de cavalerie (je suis en train d'écouter ce que nous a envoyé Romane, Forrest Gump, en écrivant ceci...), les accents cuivrés d'une fanfare... Je m'étais senti porté, confiant, et certain de trouver, au bout du voyage, encore de nouvelles raisons de vivre et de penser. Comme je le disais, aussitôt lue la dernière page, et en attendant que le facteur me livre une suite, je m'étais senti esseulé, orphelin de Gesine.
Tome IV : nous savons que Uwe Johnson l'a écrit bien plus tard, et avec une grande difficulté, un an avant sa mort mystérieuse, et je suppose qu'il s'y est attelé avec l'énergie du désespoir, se sentant déjà au bout du rouleau. Cela se sent. Tout d'abord j'ai cru que la traduction française était laborieuse, mais non, au fur et à mesure, on est témoin du développement d'une véritable maladie sur les pages. Les entrées journalières deviennent de plus en plus longues, pesantes, répétitives. L'auteur se permet de nous coller des énumérations de plusieurs pages, il ressasse, se perd, ne cherche en rien à nous gratifier, ni ses personnages, ni le monde en général : une sorte de dépression lue en direct, dira le psychiatre, avec toutes ses rigidités mentales, et comme il arrive, ses dérives obsessionnelles. J'ai dit que je parlerai ici en lecteur et non en critique, cependant, et me voilà pris sur le fait : je dois emprunter à un système de référence peu recommandable en littérature pour décrire ce que j'ai ressenti en lisant.
Et même il faut que je poursuive cette aberration. Uwe, notre aimable éclaireur du début, ne parvient plus à nous dire ce qu'il voudrait partager. Après nous avoir pris par la main et présenté à Gesine, Marie, le Mecklemburg, le voilà qui se fait distant, et même un peu méprisant. Il me rappelle ces grands malades de la vie et ensuite de l'esprit qui se garantissent d'un effondrement en ne parlant plus que par allusion, par chuchotements - quand ils ne deviennent pas complètement mutiques et inaccessibles. Gesine ne parvient jamais à en dire davantage à sa fille Marie sur Jakob, dont nous avons la certitude, bien que cela n'ait jamais été dit (ou alors dans les volumes qui me manquent), qu'il était son père. Nous supposons que Jakob est mort tragiquement; nous ne pouvons que supposer que Gesine a aimé Jakob; cela se passait dans les années 1955, nous pouvons en être sûr, puisque Marie est née en 1957... Mais tout cela est une production de notre propre esprit de lecteur, une conjecture qui restera non confirmée.
Je me suis demandé si Johnson, au moment d'écrire, était déjà trop malade, et avait sabordé son oeuvre. Mais non. En persévérant, j'ai encore subi d'autres frustrations, et de sévères : en 1968, Gesine finit par se marier avec le mystérieux D.E., une sorte de James Bond humanisé. Elle est engagée pour une mission très spéciale en Tchécoslovaquie par le patron de sa banque à New York. Elle et Marie doivent prendre l'avion le 20 août, et tourner, peut-être pour toujours, en tout cas pour longtemps, le dos à New York.
[Ici ceux qui ont l'intention de lire cette oeuvre devraient détourner le regard : je vais livrer, parce qu'il est impossible autrement d'expliquer mon point de vue, des éléments dont le lecteur ne devrait avoir connaissance qu'au moment de fermer le livre, et qui se trouvent dans les toutes dernières pages; à bon entendeur...]
Au moment du départ prévu, nous savons : (1) que D.E. vient de mourir dans un accident d'avion en Finlande, or Gesine n'en parle pas à sa fille mais l'emmène dans un périple en avion à travers les Etats-Unis afin de lui soustraire la connaissance du fait que dans l'appartement de New York D.E. n'est pas rentré comme prévu mais qu'au contraire le téléphone des mauvaises nouvelles, des récits détaillés et des condoléances ne cesse de sonner dans le vide; (2) que le Printemps de Prague, en Tchécoslovaquie, s'achemine vers le pourrissement et le drame d'une manière imminente, et que Gesine avec Marie vont tomber au milieu de cela; (3) et ainsi de suite : le lecteur est progressivement placé dans la position curieuse qui consiste à devoir deviner, et de savoir qu'il devine juste, mais sans que l'auteur ne puisse jamais être mis au pied du mur.
C'est alors, à l'issue de ces questionnements et de l'effort mental qu'ils commandent, que j'ai compris que l'auteur, comme une mère attentive qui cache les œufs de Pâques, nous avait concocté cette expérience précieuse qui consiste à faire la moitié du chemin, et à construire, à créer par nous-mêmes la fin du livre. Une telle co-création n'est pas unique en littérature, certes, mais ce qui compte est la manière unique, précautionneuse et méthodique, dont il use pour parvenir à ses fins - qui sont aussi les nôtres, d'ailleurs, n'est-ce pas, à nous qui savons que le lecteur joue un rôle créateur, toujours.
Il y a donc, de manière implicite et raffinée, une réflexion non exprimée mais stimulée en nous sur la nature du roman, de la littérature, du processus de co-création dont il vient d'être question, qui est très enrichissante et que je n'avais encore trouvée nulle part ailleurs sous cette forme.
Et d'autre part, en 1968 Prague et le Vietnam, et au moment de la rédaction au début des années 1980 avant la mort de l'auteur en 1984, les quarante années du régime allemand de l'est, de l'intoxication des médias, de la désinformation... tout cela se trouve clairement en rapport d'analogie avec ce que le lecteur doit traverser pour arriver au bout de l'œuvre : un sentiment de pesanteur morale, de contrainte, de solitude, de scandaleux silence. Je crois qu'Uwe Johnson, de manière délibérée, et avec un art consommé, parvient à nous faire vivre en nous-mêmes quelque chose d'essentiel au fait d'être soumis à un régime totalitaire.
Il me faudra sans doute me borner à ces remarques, car il apparaît que je ne recevrai pas, ou du moins je n'y crois plus, le ou les volumes qui correspondent au milieu du roman... lesquels pourraient, si je les lisais, m'amener à revoir ce que je viens de dire, si l'histoire de Jakob, par exemple, y a été précisée davantage, et ainsi de suite; mais je ne le pense pas.
Quel dommage que cette œuvre soit si peu connue et si difficile à se procurer ! Sa lecture m'a été un plaisir rare, et l'occasion de la petite découverte que je viens de raconter, qui alimentera sans aucun doute mes réflexions de lecteur face à d'autres productions littéraires. Une sorte d'initiation. J'encourage donc ici les lecteurs un peu tenaces à s'embarquer dans l'aventure s'ils en ont l'occasion. J'imagine que les germanophones auraient une grande longueur d'avance, avec l'accès à l'intégrité de l'œuvre dans sa langue première, et aussi, sans doute, davantage de culture que nous autres dont l'allemand est piètre, sur le personnage principal, la société allemande du Mecklemburg prise comme centre du monde pendant un certain temps...
Ceci étant, je n'ai pu résister à l'envie de commander un autre roman de Uwe Johnson, intitulé... "Conjectures sur Jakob"... que je m'en vais lire tantôt, et sans doute vous dire quelques mots ici encore...
Herzliche Grüssen von Jerichow
D.O.