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I have tried to learn in my writing a monastic lesson. I could probably not have learned otherwise : to let go of my idea of myself, to take myself with more than a grain of salt. If the monastic life is a life of hardship and sacrifice, I would say that for the most the hardship has come in connection with writing. Il is possible to doubt whether I have become a monk (a doubt I have to live with), but it is not possible to doubt that I am a writer, that I was born one and will probably die as one. Disconcerting, dis-edifying as it is, this seem to be my lot and my vocation. It is what God has given me in order that I might give it back to Him.
Il était l'homme de plusieurs pistes, comme vous deux sans doute, très grave devant les incohérences et les inconsistances de l'ensemble polymorphe que composaient son corps, son esprit, son être, son destin, son chemin, le monde. Quelle idée de renoncer à l'écriture et de se faire trappiste, alors que, comme il le dit ici, c'est dans l'écriture qu'il aura appris une leçon monastique fondamentale : le laisser aller de l'image de soi-même, l'idée de soi-même. Il se demande s'il a jamais été un moine, un doute avec lequel il devra vivre à jamais, mais il est indubitable qu'il était un écrivain, d'un bout à l'autre de sa vie : tel aura été son destin et sa vocation véritable.
Sept ans d'internat catholique ont sans doute laissé des traces mais je ne suis pas pratiquant. Pourtant il m'arrive d'envier les moines, et surtout ceux qui pratiquent dans la réclusion, Chartreux, Trappistes. Ou plutôt, en dehors des contraintes vénielles, les Pères du Désert. Et les Tibétains, les Bouddhistes. Merton avait eu quelques conversations avec lui qui ont marqué le Dalai Lama.
Quittons-nous donc le fil ? Oui et non. Je dirais aussi qu'il importe peu. Ishtar est sans doute déjà en train d'ajuster le tir numéro six. On profite donc du calme relatif, avant que cela redécoiffe. Tout à l'heure en ouvrant la machine à faire des mots je suis tombé sur la notification de la réponse d'Ishtar. Je me suis immédiatement dit que c'était pour ce sujet-ci, à propos des échanges d'hier soir. Là je joue le jeu. J'ai aéré ma chambre où le soleil est entré à pleins flots. Je vais tout à l'heure partir dans la montagne, méditer sans en avoir l'air. Cela donnera des photos que j'enverrai plus tard ici et là, comme je le fais ces temps-ci avec les mots. Mais la promenade d'aujourd'hui fera bloc avec ces douze dernières heures. Cette nuit encore j'ai fait des rêves qui n'étaient pas les miens, pour ce que j'ai dormi. On se sent bien quand on n'a presque pas dormi et qu'il est dimanche matin, n'est-ce pas ? Voilà pour le fil de l'exercice.
J'écris tout le temps "Je" pour des raisons avant tout de commodité. Il y aurait la troisième personne à la Jules César, les jeux possibles avec Diego comme personnage distinct. La première personne est aussi utilisée par les autres camarades, ici, et c'est sans doute parce que tout le monde s'accorde pour considérer cet artifice de langage comme utile.
Il n'y a pas de Moi. Cela fait dix ans maintenant que je suis en train de le découvrir, et plutôt dans la douleur, comme Merton le dit. Le métier que j'exerce, avec en plus la dimension de l'ethno et du trauma, me rend tout simplement impossible de maintenir la position du Moi durant les conversations. Les frontières deviennent floues. Il n'y a pas vraiment de vide intérieur, et d'ailleurs cela ne serait pas possible, car il n'y a plus de frontières fixes, et le plus souvent aucun intérieur. Beaucoup d'échanges se font sur le mode de la poésie, l'esthétique en moins. Nous nous mouvons dans la Zone de Stalker, autour de la chambre de tous les dangers et de tous les désirs, avec des précautions infinies, et c'est l'histoire même de cette équipée qui fait thérapie.
Les mots ne nous appartiennent pas non plus. Ils nous traversent comme des flèches, Khalil Gibran le disait à propos des enfants. Ils ne viennent pas d'un lieu particulier. Ils sont une des manifestations de notre intelligence, et donc de l'intelligence du cœur. Parfois on s'est donné bien de la peine pour coudre et ficeler tout ça, et l'Autre, en vous remerciant au moment de vous quitter pour reprendre sa vie et aller finir sa guérison sans vous, vous livre l'instant et le mot qui, à son avis de votre part, ont tout fait basculer vers le mot. Il doit y avoir des collègues plus malins que moi, mais en ce qui me concerne, il est rare que j'aie eu la même impression. La conséquence de cette impossibilité à localiser dans ma mémoire du processus le moment thérapeutique, d'autres font des théories pour l'exprimer. Je ne vous imposerai pas ces fioritures, essentiellement destinées à ce que les professionnels patentés puissent sauver la face et continuer d'envoyer leur facture.
Avec un peu d'exercice on peut vivre sans Moi et sans Mots. Etre tout en s'effaçant, et surtout être avec. Faire écho au silence. Ce sont des moments qu'on peut faire durer au début quelques minutes, plus tard une heure ou deux quand on est un débutant. Les grands spécialistes ne sortent jamais de cet état. Il ne s'agit pas du tout d'une régression. Presque tout ce que l'on a dit sur le sentiment océanique n'était destiné qu'à couvrir notre ignorance.
Même mes rêves ne sont pas les miens, du moins pas entièrement. Il existe un niveau de présence au monde, qui nécessite une concentration au début épuisante, et ensuite une discipline qui m'aura coûté davantage que l'arrêt de la cigarette, qui est aussi une sorte de condensé de bonheur. Depuis quelques années il m'arrive souvent de me réveiller de bonne humeur, et à part moi j'ai baptisé cela le "deo gratias" du matin. Alors je ne réfléchis pas, ne fais aucun mouvement brusque, et il est pourtant très rare que je replonge dans le sommeil. Je prends garde de ne mettre aucun mot sur cette étrange expérience, mais de la suivre, ou de la laisser me traverser, tout en la contemplant, et sans chercher à retenir en moi ce petit bonheur.
Ensuite je me lève et les choses se gâtent. Je suis de mauvaise humeur, ou je ne sais quoi d'autre. Une heure de voiture à faire, et à la fin dans les embouteillages, c'est une perspective qui m'a pesé longtemps le matin. Maintenant plus. Je poursuis au volant l'expérience. Je conduis ma petite Citroën bleue comme un dieu, avec des gestes parfaits, mais si peu investis qu'on les dirait mécaniques. Et pourtant les imprévus du trafic me prennent bien moins au dépourvu qu'auparavant. Je ne sais si vous voyez le principe. Il s'agit de décoller un peu, de s'arracher à certaines choses et à certaines idées auxquelles nous sommes sans aucun doute trop attachées, comme l'Ego, la pensée opératoire, la contrariété, le jugement, la colère. Les neuroleptiques permettent de faire ça à quelqu'un mais au passage le transforment en robot. Non. Il est question d'un exercice de concentration.
Alors, Ishtar, et surtout Romane juste maintenant, je vous salue avant d'aller lacer mes chaussures de montagne. Je vais dans la forêt, ou au soleil, dans la vallée qui se trouve juste au-dessus de cette maison et de cette chambre. Il n'y aura pas de mots, mais je marcherai les yeux ouverts. Je ne chercherai à résoudre aucun problème ni à faire aucun programme. Juste dans l'instant. Je prendrai quelques photos sans rime ni raison, autre pratique de décentration. Revenu ici j'ouvrirai le petit coffre à touches noires.
J'ai promis ici de faire une grande blanquette de veau pour ce soir, alors que je n'en avais plus fait depuis dix ans. Ah ! que je la regrette, cette promesse. J'avais une patiente russe qui me disait qu'elle ne mettait plus de veau dans son bortsch car elle avait la vision des larmes du veau qui implore quand on va l'abattre : jusqu'où va donc se glisser l'esprit du désespoir ! Je l'ai revue depuis, se disant guérie, parfaitement heureuse : 64 ans c'est le début de la vraie vie ! Maintenant c'est du bœuf qu'elle met dans son bortsch.