par Diego Ortiz » Lun Jan 28, 2008 3:22 pm
Je ne crois pas à la mémoire en tant que contrainte. Les devoirs de mémoire sont ceux que nous nous prescrivons à nous-mêmes et il y en a qui nous rendent meilleurs.
Mais la tyrannie de la mémoire, non. On n'a jamais deux fois le même souvenir ni la même représentation du même moment de la même personne ni de la même chose. Cela n'arrive que lorsque l'horloge déraille : flashbacks de traumatismes et autres rouages qui attrapent le cigare. La mémoire c'est un champignon qui n'a jamais fini de croître en une seule nuit, de sécher en sporulant, de renaître à la prochaine pluie, et ainsi de suite.
A moi, c'est la métaphore des dauphins qui est chère. Ils ne dorment jamais qu'à moitié, un hémisphère cérébral à la fois, à cause de toutes les vilaines bêtes qui rôdent. Mais rêvent, et surtout jouissent d'un état d'esprit dont j'aimerais prendre de la graine. Oui, ils vont tout droit coffre et mains vides : pas de coffre, pas de mains. De la mémoire ils en ont sans nul doute et l'emportent où qu'ils aillent, comme chacun de nous. Mais une créativité joyeuse et jouissive leur permet de maintenir la tête hors de l'eau et même de danser dans le sillage de nos cruels baleiniers.
C'est ce que je vous souhaite. La Lutte Finale c'est celle contre la tyrannie arbitraire de la mémoire en tant que routine écrasante, alors que l'eau coule et que les pages se tournent. L'Internationale c'est ce que nous tissons avec des mots qui transitent dans des sous-groupes, strates aquatiques, microclimats, phrases occitanes ressuscitées - mais dont la mémoire n'avait jamais pu être effacée.
Deezer dont vous nous faites le cadeau donne 10 versions de Roxanne. Celle du tango est la plus belle. De quoi y est-il question ? [Roxanne, you don't have to put on the red light, you don't have to sell your body to the night, you don't have to wear that dress tonight...]. Aimez-vous Belle du Seigneur, d'Albert Cohen ? Je me suis davantage identifié au personnage masculin, Solal, et ne l'ai ouvert depuis longtemps, le livre, mais un message profond, essentiel, me paraît résider dans le fait que nous sommes tous contraints à nous livrer à toutes sortes de babouineries, et que tout va bien tant que nous les voyons comme telles, une sorte de taxe mal placée dont nous avons à nous acquitter avec bonne grâce, comme un certain Bourvil excelle à le faire, au bout d'un lien dont il nous a également été fait cadeau hier soir, dans un autre fil.